On attendait un miracle depuis 1987. Quelques soubresauts artistiques nous ont fait espérer son grand retour. Mais les années se sont écoulées, laissant derrière elles comme un goût de paradis perdu. Et puis il a fallu se rendre à l’évidence : la flamme était définitivement éteinte. Alors nous avons laissé ses albums prendre la poussière sur nos étagères. De temps en temps, la platine CD ouvrait sa gueule pour avaler une galette, tel Proust avalant sa madeleine. Du coin de l’œil, nous observions ses excentricités, ses dernières malices. Et puis en ce matin du 21 avril 2016, Prince Rogers Nelson nous a surpris une toute dernière fois, laissant le monde de la musique orphelin. Alors chez tous les mélomanes le réflexe fut le même, évidemment : dépoussiérer les vieux vinyles et les poser sur la platine, retrouvant ainsi la sensation de redécouvrir un génie.
1986, Paris, le Zénith, tournée Parade. Ils sont tous là. Jack Lang, Depardieu, Louis Bertignac et bien d’autres. Opportunistes ou admirateurs, tout le monde a payé sa place, parfois une fortune, pour voir cet américain prétentieux déployer ses fastes et briller sur le monde, tel le Roi-Soleil. En cette soirée d’août, Prince aura Paris à ses pieds et à la sortie du show, le guitariste de Téléphone, en transe, déclarera “C’est le plus grand concert de tous les temps.”
1987, Paris Bercy, Tournée Sign of the Times. On prend les mêmes et on recommence. Même euphorie de Bertignac : “C’est le plus grand concert de tous les temps”. Orgie totale, musicalement, scéniquement, le nain pourpre, tel qu’on l’appelle affectueusement, est au sommet de son art. La soirée se conclura par un after show au New Morning devant quelques centaines d’heureux élus. 1987 : Prince a le monde à ses pieds.
Flash-back, années 80, décennie marquée par le faste, par le fric et le foutre. Les États-Unis de Reagan sont devenus le modèle unique imposant un style de vie à la Cosby Show ou à la Patrick Bateman – vous voyez déjà où ça nous a mené – et dans les soirées branchées, à la lumière des néons de la ville, la coke coule à flot tandis que des nénettes aux épaules compensées se trémoussent au son de mièvreries pop. Personne n’y échappe. Pas même Bowie. C’est l’époque de la FM et de MTV – coucou Toto, Van Halen, Guns N’ Roses – et au milieu de tout ce Barnum, Prince, dont on aura toujours raillé la petite taille, se tient sur son trône et observe, du haut de son génie, ses pauvres contemporains, leur assénant des hits imparables, alignant les compositions simplement évidentes et les concerts de folie. Dans ces années 80, Prince écrase toute concurrence, il est sur le toit du monde et compte bien y rester.
Il aura pourtant débuté sa carrière de façon discrète. Né le 7 juin 1958 à Minneapolis, d’un père musicien et d’une mère chanteuse tous deux membres du même groupe de Jazz, Prince Rogers Nelson compose son premier morceau à l’âge de sept ans. En 1968, ses parents divorcent et se partagent la garde de l’enfant. En 1972, c’est dans la cave d’un ami, André Anderson, par la suite connu comme André Cymone, son premier bassiste, que Prince s’installe et développe ses talents de musicien. Intégrant ensuite diverses formations, le petit surdoué voit son destin changer en 1976 après que Chris Moon, propriétaire d’un petit studio, lui propose de travailler sur des publicités, en échange de sessions studio. Enregistrant ses premières maquettes, jouant lui-même tous les instruments, le petit gars Rogers dispose en septembre de la même année de quatorze titres à présenter à la Warner, chansons portant déjà la marque de fabrique qui, plus tard, fera sa réputation “produced arranged composed and performed by Prince”. Arrivé à New York et s’étant vu demander le nom du groupe l’accompagnant sur les démo., un contrat pour trois albums fut directement signé suite à la réponse “Je joue tous les instruments”. Ici commence le miracle.
78-82, CRÉATION D’UN STYLE
Le 7 avril 1978, Prince publie For You, échec commercial. De cet album mignon, sans grande prétention, retenons simplement le titre Soft and Wet, dont la thématique sexuelle, les rythmes appuyés et l’utilisation de synthétiseurs sont annonciateurs du fameux Minneapolis sound.
En octobre 1979 paraît son deuxième album, Prince, déjà musicalement plus éclectique. Les compositions rhythm and blues du premier opus ont cédé la place à un son pop rock et si I Wanna Be Your Lover est le premier vrai succès de Prince, nous prêteront plus volontiers l’oreille à Bambi, avec ses riffs hard rock imparables et sa guitare princière au lyrisme hallucinant, ainsi qu’au titre It’s Gonna Be Lonely, magnifique ballade soul à la voix haut perchée. Notons qu’en 1984, Chaka Khan se classera en troisième position du billboard US en reprenant I Feel for You.
Mais il faudra attendre 1980 et la sortie de Dirty Mind – traduisons “esprit salace” – pour assister à la véritable naissance artistique de Prince. En effet, si jusqu’à présent le garçon était resté plutôt sage, c’est maintenant de façon totalement décomplexée que Prince se met à parler de sexe. Et le nain lubrique n’y va pas de main morte ! Habillées d’un funk rude, et nappées de synthétiseurs, les chansons parlent crûment de fellations (Head) ou d’inceste frère-sœur (Sister). Trente nerveuses minutes illustrées par une pochette pour le moins suggestive. Qu’on se le dise, sa discographie à venir risque de sentir le soufre.
1981, Controversy. Oui, forcément, Prince provoque déjà la controverse. “Suis-je hétéro, suis-je homo ? » chante-t-il. Private Joy, Jack u off, Sexuality… nul besoin de vous faire un tableau. Musicalement, les ingrédients déjà présents sur Dirty Mind sont ici encore plus prononcés. Basse syncopée à la Party up, batterie sèchement appuyée et bien entendu les effets de synthétiseurs si caractéristiques du Minneapolis Sound. De plus, fait remarquable, Prince laisse sa voix normale prendre le dessus sur une voix de tête prédominante dans les précédents albums. Une voix au timbre très particulier mais, lorsqu’elle est utilisée sans emphases, d’une grande beauté.
1999 sort en 1982. Pochette violette, couleur évocatrice de la déferlante Purple Rain à venir, et magnifique inner sleeve (pochette contenant le vinyl) présentant Prince nu sur le lit d’une chambre éclairée par des néons rouges. C’est dit, si un album peut symboliser tout l’art du monsieur, c’est bien celui-ci. De la moiteur, des cris féminins de jouissance. Des rythmes endiablés, entêtants, ensorceleurs. Des claviers quasi religieux dont Miles Davis tombera amoureux. Et puis il y a l’audace, évidemment. L’audace de sortir un double album, l’audace d’y inclure des chansons dépassant parfois les neuf minutes, l’audace de mêler tous les styles musicaux, noirs, blancs, et surtout l’audace de réussir comme personne la parfaite fusion du rythme et de la mélodie. Alors oui, l’ensemble sonne de façon particulière, la fameuse Linn LM-1 drum machine y étant pour beaucoup. Oui, une écoute rapide peut laisser un goût de too much. Mais bon sang, en partant de 1999 au groove imparable pour arriver au mid-tempo Little Red Corvette et ses synthé d’église, en passant par les fantastiques Let’s Pretend We Are Married et sa stupéfiante rythmique, ou encore les torrides Lady Cab Driver et Dance Music Sex Romance, le voyage musical s’avère d’une richesse infinie. De fait, 1999, auquel le Black Album fera écho en 1987, reste la pierre angulaire de l’œuvre princière, c’est-à-dire un incontournable pour tout amoureux de la musique.
1984-1987, L’EXPLOSION CRÉATIVE
Et puis arrive 1984. Les plus âgés d’entre nous se souviennent évidemment de ces journées passées à regarder des vidéo clips ou à écouter la FM, le doigt scotché sur la touche REC pour ne pas manquer l’enregistrement d’une chanson. 1984, Michael Jackson – pas encore gris – règne en maître, son Thriller passe en boucle sur MTV, et le moindre de ses soucis capillaires fait la une de tous les journaux. Face au king of pop, histoire de contrer cette hégémonie, Prince suivi de son nouveau groupe The Revolution, déboule sur sa Honda CB 400A et lâche sa bombe atomique : Purple Rain, génialissime bande original du film autobiographique du même nom. Et quel album ! C’est un véritable déluge pourpre qui s’abat sur le monde ! Toujours ce génial melting-pot de styles musicaux, toujours ce sens inouï de la mélodie et du rythme, à la différence que cette fois la production se veut, à l’image de la fameuse chemise à jabot de Prince, assurément baroque. Rock, Soul, Hard, New wave, tout passe à la moulinette du Kid de Minneapolis. Si Let’s Go Crazy, When Doves Cry, Purple Pain sont d’énormes succès, The Beautiful Ones, déclaration d’amour façon tripes sur la table, Darling Nikki et son évocation de la masturbation féminine, cause de la création par Tipper Gore des fameux stickers “explicit lyrics”, ou encore le très mélodieux Take Me with U sont autant de preuves de la folie créatrice princière.
20 millions d’exemplaires vendus, une incroyable tournée ; cependant que le monde entier attend, en 1985, la suite logique de Purple Rain avec une impatience certaine, Prince surprend encore une fois en sortant son Sergent Pepper’s funk pop, Around the World In a Day. Flûtes, tabla, tambourins, clochettes, deviennent les nouveaux jouets de sa seigneurie, prétextes à faire éclater les conventions musicales. Pop life, et sa géniale batterie, Raspberry Beret et sa mélodie champêtre imparable sont d’emblée deux parfaits exemples de la capacité qu’a Prince à composer d’évidentes mélodies, à l’instar des mythiques Beatles. D’un autre côté, America et Tamborine démontrent que le mot rythme n’est pas un vain mot dans la bouche du Kid. Et que dire de Temptation, cet incroyable ovni, un des sommets – Dieu sait qu’ils sont hauts – de la discographie princière ? Dans un genre musical quasi inclassable, se déroulent huit minutes absolument folles pendant lesquelles Prince confesse à Dieu sa lubricité. Saxo et guitare saturée en roue libre, cris de rage, voix divine venant menacer de mort l’auteur de cette orgie musicale, notre petit obsédé fera finalement preuve de contrition en avouant ironiquement “love is more important than sex”, “l’amour est plus important que le sexe”. Avec Around the World in a Day, c’est dit, il faudra dorénavant nous demander avec excitation quelles seront les prochaines destinations musicales proposées par le maître.
De voyage, il est à nouveau question avec la sortie de Parade en 1986 et ne cachons pas notre fierté d’avoir attiré Prince vers notre hexagone, cet album étant résolument imprégné de notre French riviera, le Kid de Minneapolis ayant par ailleurs donné un concert d’anthologie à Nice en 85 pour les besoins du tournage du clip America. Accordéon, introduction française “les enfants qui mentent ne vont pas au paradis” sur Do You Lie, ou les quelques mots de Marie-France, costumière de Prince à la fin de Girls and Boys, autant de signes de l’histoire d’amour naissante entre sa majesté pourpre et notre mère patrie. De Parade, nous avons tous retenu deux énormes tubes : Kiss et son introduction à la Papa’s Got a Brand New Bag de James Brown, et Girls and Boys, tube jazzy sublimé par l’énorme sax baryton de monsieur Eric Leeds. Mais d’autres perles se cachent entre les hits en puissance, notamment le très envoûtant I Wonder U, interprété par Wendy et Lisa et enrobé des cuivres inquiétants de messieurs Leeds et Bliss, ou encore une des plus belles ballades princières, Sometimes it Snows in April. Purple Rain était baroque, habillé de froufrous, Parade est classieux, costume trois pièces. Prince utilise réellement les cuivres pour la première fois et, de façon heureuse, aura chargé Clare Fischer, compositeur ayant travaillé avec les plus grands jazzmen, de réaliser des arrangements orchestraux se révélant de toute beauté. Qu’on se le dise, jamais, au cours de sa longue carrière, Prince n’aura atteint un tel niveau de génie dans la production et la composition.
1987, RETOUR AUX SOURCES ET FIN DU MIRACLE
1987, le monde de la critique musicale est aux aguets. On ne vit plus que pour Prince, on attend fiévreusement son prochain opus, chacun de ses concerts venant en outre conforter l’idée que ce mec est définitivement d’une autre planète. Et si les mauvaises langues prévoient un coup de mou, patatras, le double LP Sign ‘O’ the Times vient, en retour, leur fracasser la mâchoire. Une fois de plus sa majesté pourpre prend tout le monde à contre-pied. Prince jette ses magnifiques jouets, out The Revolution, et se remet seul aux manettes. Le résultat est l’album de tous les superlatifs, celui qui mettra d’accord tout le monde sur le génie de son auteur. Sign ‘O’ the Times est au reste le reliquat de trois projets avortés, Dream Factory, Camille – pseudo utilisé lorsque sa voix est pitchée – et The Crystal Ball, triple album rejeté par la Warner. Trois projets rejetés ? Prince, énervé, va alors faire le tri et balancer ainsi de façon plus ou moins hasardeuse des titres disparates dans un double album magnifiquement fourre-tout. Deux titres illustrent probablement le mieux ce formidable bric-à-brac : I Could Never Take the Place of Your Man, dont la magnifique mélodie aussi simple que belle évoque presque un menuet, et If I Was Your Girlfriend avec sa basse slapée, sa LinnDrum et ses synthétiseurs inquiétants accompagnant la voix accélérée de Prince/Camille. Mais nous aurions très bien pu piocher au hasard dans ce Sign ‘O’ the Times et en sortir un rock, un blues, un funk, un gospel… En 87, il n’y a aucune limite à l’audace princière et la tournée orgiaque qui suivra ne manquera pas de nous le rappeler.
Hélas, mille fois hélas, tout génie finit irrémédiablement par atteindre son point de rupture. En 1987, Prince a le monde à ses pieds. Tout lui est dû, et nous autres, enfants affamés, ouvrons grand la bouche dans l’attente de quelque divine sucrerie. Impossible de surpasser Sign ‘O’ the Times ? Non, “impossible” n’est plus un mot adéquat quand on se met à parler du génie de Minneapolis. Alors que s’est-il passé en 87 ? Quel drame s’est joué dans le cerveau malade de ce créateur fou ? Nous sommes en studio. Imaginez Prince derrière sa console, tout de rouge vêtu, éclairé par quelques bougies. Le type est possédé, en transe, et les notions de bien et de mal lui échappent. De cette obscurité la plus profonde germe une idée démoniaque. Lui, Prince, musicien béni des Dieux, va créer l’objet sonore le plus noir jamais fait. Tous les grands seront convoqués, James Brown, George Clinton, Miles Davis, Sly, Hendrix, Ellington. La pochette de l’album sera noire, le nom de l’auteur ne devant pas y figurer. Sur le vinyle, les titres seront inscrits en orange, couleur du soufre. Finalement, l’album est enregistré, pressé et quelques exemplaires sont envoyés aux journalistes. Unanimité, le Black Album est le grand retour aux sources de la musique noire, un chef-d’œuvre absolu. Le tout sonne comme un coup de trique. C’est sombre, c’est jouissif, c’est sans concessions. Le meilleur album de la décennie, tout simplement. Seulement voilà, suite à un bad trip, Prince voit Dieu, souvenez-vous du morceau Temptation, et prend peur. Il est allé trop loin, il en est persuadé.
“If you do too much, your skin will be sensitive to touch
The first person that touches you, you want to fuck”, traduit par “Si tu en fais trop, ta peau sera sensible au touché et la première personne à te toucher, tu voudras la baiser”.
Ce genre de propos au sujet de son expérience de l’ecstasy vont directement l’envoyer rôtir en enfer. Alors Prince ordonne l’impensable : retirer tous les exemplaires de l’album déjà pressés et tout brûler dans un grand autodafé. À la place, le pénitent enregistre le mignon et inoffensif Lovesexy, l’antithèse parfaite de ce Black Album qui deviendra ensuite le disque le plus piraté de tous les temps.
1988, la messe est dite. Prince ne sera plus jamais le même. Perte progressive d’inspiration, explosion du rap, l’homme perd son statut de génial meneur. Pour les albums suivants, le Kid fera appel à des artistes de pacotille, essayant désespérément de rattraper le train en marche. Mais ne nous attardons pas sur cette sombre période durant laquelle, malgré quelques albums à sauver de 1988 à 2016, ce Roi-Soleil de la musique aura été éclipsé par de nombreux artistes, médiocres pour la plupart. Au reste, la consommation youtubesque de musique ne va hélas pas aider la génération actuelle à se forger un sens critique acceptable.
Mais peu importe. De 1977 à 1987, Prince aura livré au grand minimum sept chefs-d’œuvre. Cet homme aura réussi le pari fou de synthétiser différents styles musicaux en un seul : le sien. Il y a un son de Minneapolis, le son de Prince. Qu’on lui trouve son inspiration chez les plus grands n’est pas surprenant. Il y a du James Brown, du Beatles, du Miles Davis chez lui, c’est un fait. Mais ce sens suraigu du rythme et de la mélodie, ce don pour la production, la composition, les arrangements et l’interprétation ne s’est jamais retrouvé chez aucun autre artiste depuis 1977. Et encore, la discographie du monsieur, 43 albums, est la partie immergée de l’iceberg. La phénoménale capacité de travail de notre homme lui permettait de sortir un album tous les trois mois et des milliers de titres inédits font encore aujourd’hui la joie des bootleggers. Il nous faudrait, en outre, parler des magnifiques B-sides, ou encore évoquer les incroyables performances scéniques de l’artiste et la foultitude de groupes satellites lui ayant permis de publier ses compositions. Vous le comprenez, il y a encore du pain sur la planche et évoquer tous ces points est littéralement une obligation morale. C’est peut-être bien la seule façon de convenablement remercier notre Prince des richesses dont il nous a généreusement gratifiés.
Et maintenant, mesdames et messieurs,